Le destin tragique des frères Brenot – Lavigny : 1914-1918

Cette évocation, des frères Brenot, que nous vous proposons ici a été réalisée à partir d’un ouvrage consacré à l’histoire de la commune de Lavigny (Jura) pendant la Grande Guerre, et dont la sortie est prévue le 11 novembre 2023. Le livre intitulé « Lavigny, une commune franc-comtoise dans la Grande Guerre 1914-1918 » retrace le destin de 129 mobilisés dont 16 figurent sur le Monument aux Morts de la commune. Pour sa réalisation, le travail s’est appuyé sur les archives officielles consultables départementales et communales. L’implication de plusieurs Lavinois et Lavinoises d’aujourd’hui a permis, d’utiliser les archives familiales (photographies, lettres, récits, témoignages écrits de poilus, récits de combats tant sur le front occidental que sur le front d’Orient, récits de captivité…) Une place importante est consacrée au rôle des femmes pendant l’absence des mobilisés et à la vie du village pendant la guerre.

Lavigny, une commune franc-comtoise dans la Grande Guerre 1914-1918 première de couverture

Lavigny, une commune franc-comtoise dans la Grande Guerre 1914-1918 quatrième de couverture

 

Les auteurs de cet ouvrage sont Claude Basuyau, Lionel Dumarche, Jean-Michel Rousselot-Pailley, Christian Vuillemin.

 

Qui sont Charles et François Brenot ?

 

     Charles et François, les enfants de Paul Brenot et de Marie Thérèse Maturaux, sont les aînés d’une famille de 7 enfants. En avril 1914, la famille est d’abord éprouvée par la mort d’une de leur fille, Julie, à l’âge de 21 ans. Quand Charles et François passent devant le Conseil de révision à Voiteur, l’ouverture de leur fiche matricule note qu’ils se déclarent cultivateurs et vignerons à Lavigny, comme leur père ; qu’ils ont les cheveux châtain, et qu’ils ont presque la même taille (1,68m et 1,66m). L’armée considère qu’ils ont un bon niveau d’instruction, de niveau 3… ils savent donc lire, écrire et compter. Les lettres qu’ils enverront à leur famille pendant la guerre démontrent une bonne maîtrise de la langue écrite, car ils sont passés à l’école publique du village de Lavigny. Ils vivent dans cette petite commune du Revermont au milieu d’une population qui se livre à la polyculture, produit son vin et livre son lait à la fruitière. La vie quotidienne y est rythmée par les cloches de l’église Sainte-Marie Madeleine et de la chapelle Notre-Dame de la Salette qui domine le village, elle l’est tout autant par la succession des saisons et des travaux agricoles. Un rythme qui semble immuable, de toute éternité.
    Mais cette année 1914 bouleverse le destin de cette petite commune de 456 habitants, selon le dernier recensement de 1911. Si toutes les familles sont affectées par les conséquences du conflit, la guerre s’avérera particulièrement cruelle pour les Brenot.

 

Mobilisation générale

Image Claude Basuyau 1 Ordre de mobilisation générale

Ordre de mobilisation générale

 

« Par ordre du Président de la République la mobilisation des armées de terre et de mer est ordonnée […] le premier jour de la mobilisation est le dimanche 2 août 1914 ».

 

 

 

 

    Dans ce village où plusieurs familles tiennent des agendas où sont scrupuleusement enregistrés les travaux de l’exploitation agricole ainsi que les dépenses et les revenus du ménage, l’entrée en guerre est mentionnée. Ainsi dans l’agenda que tient Philomène Rousselot-Pailley, un terme insolite s’insinue à la date du 1er août 1914, d’abord simple mention en marge : « Mobilisation générale ». À cette même date, Philomène nous apprend que ce sont les cloches de l’église, qui ont annoncé la nouvelle aux Lavinois en plein travail agricole : « À la Combe, fini les betteraves, balayé l’église et passé la houe au champ. On s‘y trouvait quand la mobilisation a sonné à 5 h ½ du soir. 5 kilos de sucre 6 francs, 2 kilos de café, 5,60, soit un total de 11,60 francs ». Elle sait que son mari Jules va devoir partir. Le 3 août 1914, elle note : « Mon cher Jules est parti ce matin à 6 h ½ avec ceux de Lavigny. Chocolat 1,20, Cacao 0,35, Riz 0,60, Chicorée 0,55, 2 trappes 1,05. Il a emporté pour la guerre 33 francs. Total 36,75 ».

 

    Émile Répécaud, autre Lavinois qui tient également un agenda, note quant à lui le 1er août : « la guerre est déclarée avec l’Allemagne. Viret [le garde-champêtre] a apporté l’affiche de la mobilisation générale le soir ». Il est clair que pour Émile, mobilisation équivaut à guerre. Celle-ci sera officiellement déclarée le 3 août. Le lendemain 2 août, il se rend à Lons-le-Saunier et note : « En ville, il y a beaucoup de monde, il arrive des trains de jeunes gens, on voit les officiers fraterniser avec les simples soldats et tous plein d’entrain ». L’abbé Paulin, à Lons-le-Saunier, décrit, quant à lui, une atmosphère tendue au cours de ces journées de mobilisation. Son église est remplie d’épouses, de mères et de filles qui pleurent. La fête patronale de la Saint-Désiré n’a pas lieu. : toutes les réjouissances sont interdites par le maire. Émile partira un peu plus tard car il est réserviste, le 19 novembre il note : « C’est la dernière journée que j’inscris sur cet agenda. Plaise à Dieu de revenir l’an prochain inscrire de nouveau mes mémoires. Je pars demain apprendre le métier de militaire au 42e à Besançon et partir ensuite à la chasse au Kaiser ». Derrière le mot, « mobilisation » c’est une terrible réalité qui va bouleverser la vie des familles.

    Aussitôt la mobilisation annoncée, les hommes consultent leur livret militaire où sont mentionnées l’unité et la caserne qu’ils doivent rejoindre. Pour les Lavinois, il s’agit de la caserne Michel à Lons-le-Saunier, à 7 kilomètres.

    Pendant la durée de la Grande Guerre, les classes 1887 à 1919 (les hommes nés entre 1867 et 1899) sont mobilisées, soit dans l’Armée active soit dans la Territoriale ; il s’agit pour Lavigny de 129 hommes natifs du village ou habitants nés dans une autre commune. Comme dans la plupart des régions rurales, la majorité est mobilisée dans l’Infanterie, l’arme la plus exposée, ce qui explique le grand nombre de tués, blessés ou prisonniers dans cette petite commune du Revermont. Le village, en raison du départ hommes valides, est alors peuplé de femmes, de jeunes non encore mobilisables, d’anciens qui ne le sont plus et auxquels reviendra la charge d’assurer la continuité des activités productives. Le souvenir de cette épreuve perdure à travers le Monument aux Morts dressé au cœur du village et sur lequel 16 noms sont gravés. Il perdure aussi dans des souvenirs familiaux pieusement conservés : lettres, photographies, documents officiels. Le sort des frères Brenot, notamment, a laissé une trace dans la mémoire collective des Lavinois.

Deux frères qui font la guerre ensemble

 

    Les frères Brenot font partie respectivement des classes 1910 et 1911. Charles, l’aîné, est né le 5 octobre 1890. L’article 33 de la loi du 21 mars 1913, portant la durée du service militaire à 3 ans (et non plus 2 ans), fait qu’il est maintenu sous les drapeaux une année supplémentaire. Il passe dans la réserve en novembre 1913, mais est rappelé le 2 août 1914 en raison de la mobilisation générale. François, né l’année suivante, le 19 novembre 1891, est déjà sous les drapeaux quand la guerre éclate. Ils sont affectés ensemble au 44e R.I ; ils feront donc la guerre ensemble.
Le 44e R.I est d‘abord envoyé en Alsace, territoire du Reich depuis 1871. Il passe donc la frontière pour combattre dans la région de Mulhouse. Puis, le 30 août, le régiment participe à la retraite des armées françaises, avant d’être engagé dans la contre-offensive de La Marne, début septembre. Il contribue ainsi à repousser les armées allemandes jusqu’à l’Aisne, franchie à Vic-sur-Aisne. Toute la division s’installe alors sur la rive droite du fleuve où elle vient relever des unités particulièrement éprouvées.

 

Image Claude Basuyau 2 Camarades du 44e R.I

Camarades du 44e R.I. : les 3 derniers en haut à droite sont : Léon Florin, Charles et François Brenot lequel porte un brassard de brancardier. Ils endossent déjà la capote et le képi bleu horizon de 1915, mais ont gardé le pantalon rouge.  Document fourni par Chantal Rousselot-Emart et Thérèse Brenot, épouse Pellisard.

Léon Florin (classe 1912), à gauche photographie, avec François Brenot est lui aussi lavinois. D’abord incorporé au 44e R.I, il combat en Alsace en 1914 où il est blessé puis  participe à l’offensive de Champagne avec les frères Brenot et est blessé une seconde fois, puis une troisième fois en 1916 dans la Somme alors qu’il est passé au 164e R.I. Sa conduite tout au long de la guerre lui vaut la Croix de Guerre, la médaille militaire et la médaille interalliée. Enfin en 1957, il reçoit la Légion d’Honneur.

Image Claude Basuyau 3 Léon Florin - François Brenot

 

    Dans une carte postale, François, exprime le bonheur d’avoir retrouvé son frère. Deux frères dans le même régiment et probablement dans la même compagnie, cela n’a rien d’exceptionnel. Il est donc clair que les deux frères feront la guerre ensemble.

Image Claude Basuyau 4 Carte Postale

Carte postale des frères Brenot adressée à leur oncle (la photographie a été rajoutée ultérieurement) Document fourni par Chantal Rousselot-Emart et Thérèse Brenot, épouse Pellisard.

« Je viens de rejoindre le 44e, je suis heureux d’y trouver mon frère en bonne santé. Vous avez dû recevoir nos cartes antérieures et serez assez aimables de nous envoyer des nouvelles de votre petite famille cela nous ferait tant plaisir. Ici, pour le moment, la lutte est calme, ça ne devrait pas durer ainsi. Quand même nous avons bon espoir, j’ai pu goûter le raisin de 1914. Je pense bien qu’ensemble nous en boirons le vin. Donc à bientôt de vos bonnes nouvelles je vous souhaite du courage autant que nous en avons par ici. Embrassez pour nous Fifine et Paul tout en leur demandant de prier pour nous. De ceux qui vous aiment, les plus tendres baisers ».

 

 

 

    Puis, c’est peu à peu l’installation dans la guerre de tranchées au cours de laquelle les liens épistolaires avec la famille sont essentiels.

 

Le courrier : le lien entre les soldats et leurs familles

Image Claude Basuyau 5 Dessin de Jules Burgunder

Réserviste donnant des nouvelles à sa famille pendant l’attente.
Dessin probablement réalisé au début de 1915 par Jules Burgunder. Collection Franz Burgunder

   

Donner des nouvelles, rassurer, décrire l’expérience de la guerre, de quoi satisfaire les attentes des proches, mais tout autant se rattacher à la vie du village, savoir où en sont les travaux agricoles que l’on a dû abandonner, recevoir les paroles des êtres aimés.
La famille Brenot a conservé quelques lettres ou cartes envoyées par les deux frères. Elles constituent de précieux documents sur leur vie quotidienne du soldat et sur leurs sentiments. Elles sont reproduites ci-dessous, les crochets […] correspondent à des passages non déchiffrés.

 

 

 

 

Lettre datée du 23 octobre 1914, signée par Charles.

 

    Cette lettre témoigne de l’installation dans la guerre. En quelques lignes, tout est abordé : la vie quotidienne dans les tranchées, les bombardements (bien que la lettre soit écrite dans un moment plutôt calme), les discussions entre soldats quant à la durée de la guerre et leurs espoirs, les relations avec la population civile, un échange de propos avec des prisonniers allemands…

 

Mes biens chers parents

Hier avec grand plaisir nous avons reçu la gentille lettre de Madeleine. C’est la première missive qui nous arrive depuis 10 jours que je suis ici, il faut en croire le service postal est beaucoup réduit. Quand même vous avez reçu quelques-unes de nos nombreuses lettres. Vous savez par là où nous sommes, ce que nous faisons c’est absolument la même chose. Maintenant, comme les renards nous restons terrés dans la journée, ce n’est que la nuit que l’on trotte le soir aux vivres aux voitures régimentaires. Le matin, à l’aurore, chacun s’en va dans les champs ramasser tout ce que l’on trouve comme boustifaille. Nous rentrons lorsque, de part et d’autre, les artilleurs par leurs feux quelquefois bien violents semblent saluer le soleil levant.

Je vous l’ai déjà dit, l’infanterie n’entre pas souvent en action ; sur tout le front on ne voit que des corbeaux. L’artillerie se cache aussi derrière les crêtes et fait des tirs indirects. Nous n’avons que la préoccupation de se faire à croûter, quelle vie ! Nous n’avons que le plaisir de manger ; heureusement encore nous avons le bienfaisant sommeil qui fait, qu’après les nuits, beaucoup de journées sont raccourcies car maintenant nous y sommes habitués, ce duel continuel, l’artillerie, les obus qui se croisent par-dessus nos têtes ne nous empêchent pas de dormir, pas même de manger. Combien de temps ça va durer ce commerce ? Qu’est-ce qu’on en dit dans le Jura ? ici toute la journée l’on discute sans qu’il y ait une entente possible. Les uns disent que les Allemands auront faim ; d’autres disent que les Russes feront tout le travail. ; d’autres encore croient toujours à des soi-disant prophéties. Je dirais plutôt à des imbécilités ; enfin tous s’efforcent de croire à une fin prochaine. Cependant en voyant ces deux armées qui sont aux prises, aucune d’elles n’est bien décidée à lâcher, quant à vous donner mon avis, je ne suis pas à même de pouvoir juger. Cependant tout nous fait croire que ça doit être encore long.

J’ai réussi de pouvoir parler avec deux officiers allemands qui connaissent très bien le français, deux aviateurs allemands de l’armée de Von Klouk [lire « Von Kluck »] faits prisonniers en Seine-et-Oise, leur demandant bien à qui reviendrait la victoire. On m’a répondu plus que jamais nous avons confiance en nos amis, parlant encore de leurs nombreux ennemis on m’a dit franchement : plus il y aura d’ennemis, plus il y aura de gloire. Vous voyez, ils croient toujours à une bonne fin pour eux.

Cet entretien dura 20 minutes. Ces deux officiers étaient très proches, âgés de 22 et 23 ans. Ils devaient être très instruits. Tous les deux portaient la Croix de fer de l’empereur. Enfin, bref, ça durera ce que ça durera. Que jamais l’on se fasse de bile, nous avons confiance dans l’avenir, confiance aussi dans nos armées, confiance aussi aux mains jointes, nous nous portons très bien. La chance continue de nous servir, c’est tout ce qu’il faut.

Ici l’on commence à ravitailler, ce qui est terrible à constater c’est qu’en Alsace on était préventif pour le soldat ; ici, on l’exploite : le chocolat coûte […] les 250 grammes, le vin 1,90 le litre, le tabac 9 francs et 6 francs pour une […] tout ça est bien cher. C’est bien malheureux que des Français soient si peu charitables et profitent de notre grand besoin pour remplir leur porte-monnaie. Que fait donc l’autorité ?

Mes bien chers, quand vous recevrez cette lettre, les cloches de notre paisible pays vous appellerons à prier pour nos chers disparus durant toute cette journée du 1er novembre, nous serons avec vous par la pensée. Nous prierons ensemble pour tous ceux qui maintenant nous protègent du haut du ciel et nous leur demandons pour l’avenir leur précieux secours

Et toujours nous savons qu’un jour nous retrouverons tous ceux que depuis longtemps nous pleurons mais qu’un jour est plus proche où, grâce à leur protection, nous pourrons tous ensemble s’agenouiller devant leur dernière demeure en les couvrant de fleurs.

En attendant ne vous faites pas de bile, soignez-vous bien. Tant mieux que le fromager soit rentré, vous aurez moins de travail. Avez-vous fini les vendanges ? Vous avez le temps d’écrire maintenant, nous attendons tous les jours de bonnes nouvelles. Je ne doute pas que vous soyez tous en bonne santé. M. Malfroy et l’oncle Jobez ont-ils reçu leurs cartes. Madeleine doit en recevoir une. À bientôt le plaisir de vous revoir. À tous nos plus tendres baisers ».

Charles Brenot 44e

 

Contact entre ennemis

 

    Les deux frères sont entrés en contact avec deux officiers aviateurs allemands. Il s’agit manifestement de soldats issus des classes dominantes, instruits et nationalistes, totalement impliqués dans l’effort de guerre. Les documents retrouvés dans les familles lavinoises décrivent plusieurs cas de contact entre Français et Allemands. Il y a bien sûr le contact forcé que subit le prisonnier dans un camp d’internement, mais Jules Rousselot-Pailley relate pour sa part, dans une lettre à sa belle-famille le 8 décembre 1914, un cas presque surréaliste :

    « Et je vais certainement vous étonner en vous racontant ce petit fait qui s’est passé avec les copains, et que je ne voulais pas croire si je ne m’étais pas rendu à l’évidence. Il y a une huitaine de jours, les sentinelles de part et d’autre eurent l’idée de se faire signe le matin, quand le moment était venu de prendre le jus [café]. Le cuisinier agita son seau, la sentinelle allemande agita son quart, si bien qu’elle jeta bas son fusil et son équipement. Le cuisinier français en fit autant. Ils firent tous deux, la moitié du chemin qui les séparait de part et d’autre, et ils burent le jus ensemble en trinquant. Ils échangèrent leur quart et leur passe montagne, puis regagnèrent leurs tranchées s’étant promis qu’en cas d’être forcés, à tirer en l’air, et ils diraient : « Franzosen Kaneraden, pas Kaputt ». Si bien que pendant 15 jours, tout allait pour le mieux, pas un coup de fusil ne se tirait. Seulement ça ne dura pas longtemps. Le colonel apprit l’affaire et voulut lui-même s’en rendre compte. Il vint aux avants postes, demanda au Capitaine de la 19e Compagnie de lui donner un bon soldat pour le conduire sur la ligne des sentinelles. Un homme partit avec lui.  Aussitôt en vue des boches, il fit les signaux comme précédemment, et les boches s’avancèrent vers le colonel qui les interrogea. Ceux-ci lui dirent qu’ils ne voulaient pas se rendre, qu’ils avaient 5 ou 6 enfants, et qu’ils préféraient rester dans leur pays. Ils offrirent du Schnaps au colonel, des cigares. Il refusa tout ce qui lui était offert, et puisqu’il ne voulait pas se rendre, il les pria de regagner leurs tranchées. Ils tendirent la main au colonel, qui refusa, puis ils se mirent au garde à vous et saluèrent, et ensuite regagnèrent leurs tranchées. Mais le colon ne trouva pas cette manière d’opérer à son goût. Le lendemain au soir, il ordonna au commandant de prendre la tranchée »

    Dans ces périodes de grande inquiétude : « combien de temps cela va-t-il durer ? », chacun cherche des raisons d’espérer. La foi est un secours puissant dans cette société jurassienne très catholique, d’autres attendent le secours des offensives russes comme l’indique Charles Brenot dans sa lettre, d’autres enfin cherchent des signes qu’il faut interpréter ; ainsi dans l’agenda de la famille Répécaud à la date du 17 décembre (1915) : « la tante a écrit, elle dit qu’on voit un drapeau dans l’étoile du Berger. De 5 à 7 heures du soir, on a regardé avec la jumelle, on le voit bien, il tarde de savoir quel signe c’est », puis le 24 décembre : « On a descendu à la messe de minuit, la maman, les deux filles Marielle sont venues avec nous. On a regardé dans les grosses étoiles en remontant [à Rosnay], on voit le drapeau ».

 

Lettre du 23 novembre 1914, les deux frères écrivent à leur sœur

 

    « Nous venons de recevoir ton aimable lettre. Nous t’en remercions, pense à nous tous les dimanches, tu feras des heureux. Merci aussi pour ton petit paquet, de l’argent, du chocolat, tout est arrivé, vous le savez. Une chose seulement, ne vous faites pas du mauvais sang inutilement, il faut bien l’avouer nous craignons plus le froid que les boches […] l’espérance fait beaucoup, laisse souffler le vent. Nous savons nous abriter, profitons-en pour griller les marrons, ton feu doit mieux clairer, aussi nous ne sommes pas frileux comme si nous couchions dans une chambre chaude. Je ne sais le temps qu’il fait dans le Jura. Nous avons ici un petit réservoir, la glace nous porte, c’est plutôt frais, quand même nous n’avons pas besoin du gilet de laine, il est toujours dans le sac. Je ne crois pas que le linge de corps nous manque, vous le savez nous en avons apporté suffisamment. De plus, il en arrive tous les jours à la compagnie. Quand il pleut nous avons la toile de tente. Il nous manque rien, pas même des chaussettes russes. Tu nous rapportes qu’au pays on s’inquiète beaucoup de nous, ça nous fait plaisir. Tous sont payés en retour ; qu’il arrive ce qu’il voudra, nous sommes heureux et fiers d’avoir laissé là-bas un bon souvenir. À tous, merci. Ici aussi nous ne sommes très bien visés, à nous les bonnes corvées. Aujourd’hui Charles est à Vic. Il est veinard, lui, il voit quelques civils. Je paierais pour en voir, je ne me souviens plus comme c’est fait.

Laisse-moi te dire nous prenons le métier du bon côté, en arrivant je vous disais que Charles se portait bien. Il pèse maintenant 70 kilos, c’est vrai qu’il a sa capote quand même, il a monté de 8 à 10 kilos; il en rigole et moi aussi. Croyez-le si vous voulez, ce n’est pas difficile. M. Piard [?] lui fait manger du poisson de l’Aisne. Pour mon compte ; c’est bien la même chose, toutefois l’on ne voit pas si bien mes joues roses, je garde toute la barbe, mais voilà, il me faudra la couper, elle si épaisse qu’un jardinier passerait au travers avec une binette. En attendant, bien chère sœur que Dieu exauce les prières de chacun. Soigne bien toute notre petite famille, embrasse bien fort notre petit papa, nos frères et sœurs. Gracieux bonjour à tous. De notre cœur de soldat, la plus tendre affection.
Merci de ta petite violette que nous conservons. Cueille sur cette lettre la baiser que je lui donne.

Tes frères Charles, François

 

    On est frappé du souci des frères de rassurer leur famille. C’est une attitude fréquente chez les mobilisés, d’autant plus que la censure militaire surveille le contenu des lettres. Pourtant certains Lavinois peuvent être plus directs dans leur description de la guerre. Jules Rousselot-Payet, dans une lettre du 20 octobre 1914 adressée à sa belle-famille, décrit l’engagement de son régiment en Alsace :

 

« le dimanche 9 août, on franchissait la frontière et on faisait au moins 30 kilomètres par une chaleur atroce, et on arrivait où je suis pour le moment à Ballersdorf [aujourd’hui dans le Haut-Rhin]. Le lendemain, on partait pour Lutterbach et la bataille s’engageait à Merviller. Les boches étaient au moins 3 corps d’armée, tandis que nous, nous étions à peine un corps d’armée, alors il a fallu battre en retraite et c’était la vraie pagaille. Les blessés et les morts sont en partie restés aux mains des boches. La bataille a duré jusqu’à la nuit. Les obus éclataient non loin de nous mais sans en atteindre aucun de mon régiment. Nous nous sommes sauvés à qui mieux mieux. Je vous assure que je n’en menais pas large. Les voitures, les médecins, les brancardiers, nous avons passé la nuit au milieu des champs et sans savoir où l’on se trouvait, ni de quel côté se sauver en cas d’attaque.
Chacun de nous voyait sa vie pendue à un fil, aussi moi, j’en ai profité pour me confesser »

    Fin septembre 1915, le 44e R.I. des frères Brenot est engagé dans l’offensive de Champagne.

Image Claude Basuyau 6 Miroir n° 93 du 5 septembre 1915

Le Miroir n° 93 du 5 septembre 1915 (avant l’offensive du 25) présente le nouvel équipement des soldats : la capote bleu horizon (attribuée au couturier Paul Poiret) et le casque Adrian. C’est l’uniforme des frères Brenot lors de l’offensive de Champagne.     Collection Claude Basuyau

 

L’offensive de Champagne

 

    Cette offensive, déclenchée le 25 septembre est couplée avec une autre offensive en Artois. Elle est précédée d’une massive préparation d’artillerie : 3 millions d’obus sont tirés pendant 75 heures ! Après la prise de la première ligne allemande, l’offensive s’enlise notamment dans les secteurs de La main de Massiges et des buttes du Mesnil et de Tahure. En raison du massacre de milliers de soldats devant des lignes allemandes intactes ; l’offensive est arrêtée fin octobre. La rupture espérée par l’Etat-Major n’a pas été réalisée.

    L’historique du 44e R.I. relate l’offensive de Champagne du 25 septembre 1915 :

 

« Le 16 août, la 14e division (général Crepey) est transportée en Champagne et prend position au nord de Jonchery-sur-Suippes. Cette région va devenir un secteur d’attaque et, pendant un mois, le 44e travaille de jour et de nuit à l’organisation du terrain. L’attaque de la 4e armée est fixée au 25 septembre.
Le premier objectif du 44e est un front de 500 mètres ; il est constitué par un front de résistance, solidement organisé, sur une ride des plateaux crayeux de Champagne. Trois et parfois quatre lignes de tranchées soutiennent immédiatement la défense avancée.
La préparation d’artillerie a fait trois brèches reconnues dans les réseaux barbelés, sur la droite. Elle a été moins efficace sur la gauche.
À 9 h 15, le régiment, dans un ordre parfait, s’élance à l’assaut, mais les premières vagues du bataillon de gauche sont immédiatement fauchées par les rafales des mitrailleuses et les tirs de barrage. Le commandant Duménil et la plupart des officiers tombent. Obéissant encore à l’impulsion qui venait de leur être donnée par les chefs disparus, les unités progressent quand même, réussissent à entamer les réseaux, atteignent les lignes de soutien.
Le bataillon de droite, malgré la mort héroïque de son chef, le commandant Allègre, avance rapidement et enlève toute la position mais il doit stopper en raison de l’arrêt des éléments voisins et, jusqu’au soir, le combat se poursuit à la grenade et à la baïonnette. Le fortin et les ilots de résistance sont réduits au cours de la nuit. Le 26, à 5 heures, le colonel rassemble les débris de ses deux bataillons et se met à leur tête, c’est l’avance de quatre kilomètres au milieu des sapinières fortifiées et rapidement enlevées. À 10 heures, les patrouilles de tête se heurtent à la deuxième position. Les renseignements de reconnaissance font ressortir la puissance des organisations ennemis ; 40 mètres de réseaux de fil de fer intact protégeant à contre pente les tranchées allemandes, quelques fortins hérissés de mitrailleuses flanquent la ligne.
Le colonel monte rapidement l’attaque, désigne lui-même les objectifs à ses officiers ; l’assaut est fixé à 14h30.

    Cette description réaliste illustre les conditions d’une offensive : préparation d’artillerie, exposition des hommes aux armes automatiques, morts massives, multiplication des lignes de défense, parfois combats au corps à corps. Le colonel est fauché à la sortie de la tranchée.
L’offensive de Champagne, particulièrement meurtrière, se révèle un échec…

L’historique du régiment précise encore : « (…) le régiment a perdu son colonel et ses trois chefs de bataillon tués et quarante officiers tués ou blessés. Il a fait quatre cents prisonniers et s’est emparé de plusieurs batteries et d’un grand nombre de mitrailleuses. Cette opération lui vaut sa première citation à l’ordre de l’armée (…) »

Image Claude Basuyau 7 Bataille de Champagne

Carte postale : Bataille de Champagne 25-30 septembre 1915. Tranchée allemande conquise au Bois-Bricot.
Collection Claude Basuyau

Image Claude Basuyau 8 Convoi de ravitaillement

Carte postale : Convoi de ravitaillement de mitrailleuses. Bataille de Champagne 25-30 septembre 1915.
Les caisses contenant les bandes de cartouches pour les mitrailleuses sont ici convoyées à dos de cheval jusqu’en deuxième ligne, puis portées à dos d’homme jusqu’aux premières positions.
Collection Claude Basuyau

 

Le tragique destin de deux frères

 

    La grande offensive de Champagne de septembre 1915 coûte la vie aux deux frères à quelques jours d’intervalle. Charles est « tué à l’ennemi », selon la formule consacrée, dès le premier jour de l’offensive, le 25 septembre. Il a alors 24 ans, 11 mois et 20 jours.
    On peut imaginer l’état d’esprit de François, engagé dans la même offensive.

 

Image Claude Basuyau 9 François Brenot se recueille

François Brenot se recueille sur la tombe improvisée de son frère Charles entre le 25 et le 28 septembre 1915,
Document fourni par Chantal Rousselot-Emart et Thérèse Brenot , épouse Pellissard.

Image Claude Basuyau 10 soldats du 44e R.I. rendent hommage

Des soldats du 44e R.I. rendent hommage à leur camarade disparu.
À droite, François Brenot
Document fourni par Chantal Rousselot-Emart et Thérèse Brenot , épouse Pellissard.

   
Image Claude Basuyau 11 tombe provisoire de Charles Brenot

La tombe provisoire de Charles Brenot probablement à la fin de la guerre, avant le rapatriement du corps à Lavigny.
Documents fournis par Chantal Rousselot-Emart et Thérèse Brenot, épouse Pellissard.

    Trois jours plus tard, lors d’un nouvel engagement, François est grièvement blessé le 28 septembre. Il est évacué dans une ambulance du 2e Corps à Cuperly, où il meurt de ses blessures à 24 ans et 9 jours. L’offensive prend fin le 9 octobre. Le lieu de décès de deux frères est indiqué : Jonchery-sur-Suippe, dans la Marne.

 

1915 année meurtrière

    Le décès des frères Brenot advient quasiment au même moment que celui de deux autres Lavinois engagés dans la même offensive, deux jeunes de l’Assistance publique, placés à Lavigny comme domestiques de culture. Il s’agit d’Hippolyte Valdois (classe 1916), qui s’est engagé le 7 novembre 1914. Grièvement blessé lors de l’offensive, il décède des suites de ses blessures le 8 octobre 1915. C’est également le destin de Louis Durot (classe 1915), tué le 28 septembre à Neuville-Saint-Vaast dans le Pas-de-Calais. L’offensive de Champagne était en effet doublée d’une offensive en Artois. En quelques jours, la commune de Lavigny perd ainsi 4 jeunes. À Lavigny comme dans toute la France, 1915 fut l’année la plus meurtrière.

    Dans « Mes souvenirs de la guerre 1914-1918 » écrits à la fin des années 1960, Émile Répécaud (classe 1903) évoque la mort de Louis Durot. Les deux hommes font partie du 407e R.I. Émile, plus âgé, s’est pris de sympathie pour Louis. « je ne me souviens pas dans quel village j’ai rencontré Albert Boudillon. Il était à la 11e Compagnie et Louis Durot, domestique à Ligier que j’avais peu connu à Lavigny mais qui était bien gentil. Je lui payais toujours un quart [de vin] car étant de l’Assistance il n’était pas fondé [fortuné]. Il aimait bien se retrouver avec moi à parler du pays ».
    Émile Répécaud évoque également une bouteille de vin de Champagne achetée chez un vigneron de la région de Reims qui connaissait Lavigny pour y avoir lui-même acheté du vin blanc ; les trois compères burent ainsi la bouteille avant de partir pour l’Artois, fin mai 1915. Le 20 septembre, tous trois savent qu’ils doivent attaquer, Émile Répécaud poursuit : « nous nous trouvions autour du 20 septembre à Mont-Saint-Eloi [Pas-de-Calais], comme nous savions que nous devions passer à l’offensive, j’ai dit à Boudillon et Durot de venir trinquer dans l’après-midi ». Ses deux camarades sont inquiets et lui demandent de prévenir, pour Boudillon, ses parents, et pour Louis Durot, sa patronne. Inquiets à juste titre puisque qu’Emile Répécaud perd ses deux camarades lors de l’offensive : « hélas tous deux ont été tués ».

Image Claude Basuyau 12 deux jours avant le décès de Louis

Photographie prise en Artois le 26 septembre 1915, deux jours avant le décès de Louis Durot. Le sergent Marcel Arvisenet du 407e RI (le régiment de Louis) a photographié un lieutenant et ses hommes qui s’apprêtent à monter à l’assaut. L’un des soldats assis dans la tranchée porte sur son casque des lunettes de protection anti-gaz. Sur le rebord de la tranchée, au-dessus du casque du lieutenant, on distingue le cadavre d’un soldat français.
Photographie communiquée par Claude Arvisenet, petit-fils du sergent Marcel Arvisenet

 

Une communauté marquée par le deuil

    La détresse de la famille Brenot est encore évoquée de nos jours à Lavigny.

   Émile Répécaud a pu constater, à l’époque, cette douleur à l’occasion d’une permission : « Lors de ma permission après la bataille d’Artois, j’avais la peine à voir Paul Brenot qui pleurait sans cesse. Il avait perdu ses deux fils, Charles et François, le même jour que nous avions attaqué, eux en Champagne où se trouvait aussi Paul Rousselot qui a aidé Charles à chercher François1 qui était clairon. Ils ont d’abord trouvé le clairon, l’homme n’était pas loin, hélas ! »

 

Le retour des corps

Image Claude Basuyau 14 Démocrate du Jura, 10 février 1923

Le Démocrate du Jura, 10 février 1923
AD 39.

Image Claude Basuyau 13 La Croix du Jura, 18 février 1923)

Le retour des corps annoncé par la presse : La Croix du Jura, 18 février 1923)
AD 39.

note 1 En réalité, Charles est mort le premier et c’est donc François qui est aidé pour retrouver le corps de son frère. Cela souligne qu’un témoignage, aussi précieux soit-il, surtout quand il est rédigé bien après les faits, mérite d’être vérifié.

 

    L’émotion produite par la mort de deux frères fut telle dans la population que le Conseil municipal leur accorda une concession gratuite au cimetière de la commune.

Image Claude Basuyau 15 Conseil municipal du 9 avril 1922

AC Lavigny, séance du Conseil municipal de 9 avril 1922.

Image Claude Basuyau 16 cimetière de Lavigny

Sépulture des deux frères Brenot au cimetière de Lavigny :
Photographie C. Basuyau, 2022

 

 

 

 

 

 

 

Ici reposent Charles Brenot
et son frère François Brenot
Morts pour la France les 25 et 28 sept 1915
à l’âge de 25 et 26 ans
Glorieux martyrs.

 

 

 

 

 

 

 

On remarquera sur la stèle la présence de la cocarde du souvenir Français.

Image Claude Basuyau 17 Cocarde Souvenir Français

 

 

 

Créée en 1916, cette cocarde est destinée à remplacer les cocardes prolongées de trois rubans sur les tombes des combattants, notamment dans les cimetières provisoires.
En 1921, l’œuvre « La Cocarde du Souvenir » fusionne avec « Le Souvenir Français ». La cocarde peut être placée sur les tombes définitives pour signaler un soldat tué pendant la Grande Guerre.

 

 

 

 

 

 

Le nom des frères Brenot est désormais visible sur le Monument aux Morts de la commune. Le comité de Lavinois qui a présidé à son érection, au tout début des années 1920, a fait le choix de faire figurer les Morts pour la Patrie dans l’ordre chronologique de leur décès, soulignant ainsi que l’année 1915 fut, avec 10 tués pour les Lavinois, à l’instar du reste de la population française, l’année la plus meurtrière du conflit.

 

Claude Basuyau, agrégé d’histoire et de géographie.

 

« Lavigny, une commune franc-comtoise dans la grande guerre 1914-1918 »

 

Parution du livre le 11 novembre 2023. Pour se le procurer :

Mairie de Lavigny aux heures d’ouvertures, Tel: 03 84 25 37 20

 

Sources :

• Documents fournis par les familles,

• Délibérations du Conseil municipal de Lavigny ( AC Archives communales),

• Fiches-matricules des mobilisés : ( AD 39 Archives départementales du Jura), Registres matricules militaires.

• Historiques régimentaires, JMO (journaux de marches et opérations de chaque régiment)

Historiques régimentaires des unités engagées dans la Première Guerre mondiale ; Les tués du 44e RI, etc.

• Articles de presse régionale et nationale ; ces documents sont désormais accessibles en ligne sur AD 39 :. La Croix du Jura, Le Démocrate du Jura, Le Miroir, etc.

 

 

La version PDF de cet article en cliquant sur ce lien.

 

Image Claude Basuyau 30 Les tués du 44e RI

Historiques régimentaires des unités engagées dans la Première Guerre mondiale ; Les tués du 44e RI,

Image Claude Basuyau 31 AD39 Registres matricules militaires

Fiches-matricules des mobilisés : (Archives AD 39 départementales du Jura), Registres matricules militaires